surgeetambula Marc KOLANI

FONDEMENTS ET SOURCES DU DROIT DU TRAVAILLEUR A LA JUSTE REMUNERATION

La Déclaration Universelle des droits de l’homme se trouve dans une situation paradoxale: d’un côté, sont proclamés dans divers textes légaux un nombre croissant de droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels, qui constituent l’affirmation la plus achevée de la croyance de l’homme en sa propre dignité ; mais, d’un autre, ces mêmes droits deviennent des idéaux utopiques, dans la mesure où ils sont systématiquement bafoués et violés par des groupes sociaux et des gouvernements. Mais, si « le sort qui est réservé aux droits de l’homme vient en grande partie de ce que l’on s’en fait »[1], ne peut-on pas admettre que la non-application du droit à la juste rémunération provient de l’ignorance de ses fondements ? Aussi voulons-nous, dans ce chapitre, parler des fondements du droit à la juste rémunération, c’est-à-dire ce sur quoi il prend racine pour être légitime, afin de dissiper les confusions et de donner une vision nette de son cadre d’application. Ces fondements seront appréhendés sur les plans biblico-théologique, anthropologiques et philosophiques, éthico-social et juridiques.

 

II.1- Fondements biblico-théologiques

« On se souvient du fameux débat au sein de l’Union Européenne : faut-il ou non signaler dans la Constitution de l’Europe les fondements spirituels de la civilisation occidentale ? Sous la pression de certains courants, surtout hollandais et français, les politiciens de l’Union ont décidé de passer sous silence cette réalité historique au nom du politiquement correct qui sévit en ce début de troisième millénaire. Pourtant, ce sont bel et bien la révélation biblique et l’histoire des Eglises chrétiennes qui ont constitué la matrice de la modernité démocratique et des valeurs de civilisation qui guident aujourd’hui le monde occidental »[2].

Il en va de même pour les droits de l’homme en général, et celui de la juste rémunération en particulier. Mais alors, et de fait, en quoi la tradition biblique constitue-t-elle une source du droit du travailleur à la juste rémunération ?

II.1.1- La Bible donne un code de vie (Exo 20-23).[3]

 

Il est bien vrai que le Décalogue n’a pas été le premier code dans l’histoire de l’humanité. En effet, il s’est lui-même largement inspiré du code d’Hammourabi[4] des anciens Mésopotamiens. Les Israélites avaient donc trouvé une partie des lois des cananéens bonnes et justes et les avaient adoptées. Les autres sont des lois d’Israël, données par Dieu à son peuple par l’entremise de Moïse ou écrites conformément à l’enseignement de ce dernier. On les reconnaît facilement parce qu’elles commencent par : Tu ou Vous au lieu de Celui qui.[5]

Le Décalogue reçu par Moïse sur le Sinaï est un code aussi bien social que religieux. Dans son engagement social en général, le Décalogue est essentiellement basé sur le respect de l’autre et la prise en compte des plus faibles. Par exemple, il prône le respect de la Vie : « tu ne commettras pas de meurtre » (Exo. 20,13) –, le respect des biens d’autrui : « tu ne voleras pas », « tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de rapt, tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain » (Exo. 20, 14-16), « tu n’auras pas de visées sur la maison de ton prochain. Tu n’auras de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa servante, son bœuf ou son âne, ni sur rien qui appartienne à ton prochain » (Exo.20, 17) –, le respect des malheureux (Exo. 22, 24-26) –  de l’esclave, de l’émigré (Exo. 22,20), de la veuve et de l’orphelin (Exo. 22,21).

En ce qui concerne précisément le droit du travailleur à sa juste rémunération, le code invite à ne pas se coucher sans avoir payé son salaire à l’ouvrier, à ne pas garder durant la nuit le manteau pris en gage. 

« Tu ne feras pas de tort au pauvre qui travaille pour toi, qu’il s’agisse de l’un de tes frères ou d’un étranger qui habite dans ton pays ou dans ta ville.  Tu lui verseras son salaire le jour-même, et le soleil ne se couchera pas sur ce que tu lui dois, car il l’attend avec impatience » (Dt. 24, 14.15).

Par ailleurs, le code reconnaît à tout homme, sans exclusion le droit au repos, le repos sabbatique. Il dit :

« Souviens-toi du jour du sabbat et sanctifie-le. Pendant six jours tu serviras et tu feras ton travail, mais le septième jour est un repos en l’honneur de Yahvé, ton Dieu. Tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui habite chez toi » (Exo 20 ; 8-10).

Nous voyons clairement que la Bible prônait déjà le droit du juste salaire et ses afférents, bien avant les déclarations des droits qui, bien plus tard enjoignent aux employeurs de ne pas frustrer le travailleur de son salaire. Ainsi, la Bible constitue une source d’inspiration qui fonde le droit du travailleur à la juste rémunération, en ce sens qu’elle demande de faire justice au travailleur en le payant le plus tôt possible et en lui accordant un temps de repos. Un tel fondement ne devrait pas être ignoré par le patronat chrétien catholique du Togo.

II.1.2- La dignité de la personne humaine et le respect de la vie dans la Bible

 

La Parole de Dieu enseigne que Dieu « fit l’Homme à son image et à sa ressemblance » (Gn.1, 26). C’est dans ce sens que les théologiens des Eglises de traditions catholique, protestante et orthodoxe ont été unanimes en affirmant : « Nous devons regarder tout être humain, fut-il le plus méprisé aux yeux des hommes, comme la créature irremplaçable et l’image même de notre Dieu ».[6] C’est donc un devoir pour tous de respecter l’être humain.

Mais, respecter l’être humain, c’est avant tout avoir le souci de ne pas causer de dommage à la Vie. Et, prendre en bonne considération la vie, c’est aussi respecter tout ce qui permet son entretien et son épanouissement. Les théologiens des pays du Tiers-Monde avaient déjà compris cette logique lorsque, réunis à New Delhi en 1983, ils avaient déclaré :

« Croire en ce Dieu de Vie, c’est croire à l’amour, à la justice, à la paix, à la vérité et à la plénitude de l’existence humaine. C’est aussi dénoncer les causes de la déshumanisation des peuples du Tiers-Monde et combattre les systèmes qui amoindrissent ou font s’éteindre tant de vies humaines ».[7]

En d’autres termes, respecter la vie, c’est respecter les droits de l’homme, conditions sine qua non d’une vie décente. Respecter la vie du travailleur, c’est lui donner ses droits, c’est le rémunérer à l’aune de l’équité et de la justice. Ainsi, la juste rémunération se trouve être un élément fondamental du principe du respect de la vie et par conséquent de la dignité de la personne humaine.

II.1.3- Le Dieu de la Bible est le défenseur des droits des pauvres

 

En langage biblique, « les pauvres, ce sont les petites gens sans ressources, mais surtout sans recours ni défense devant le riche ou le puissant qui les opprime et les exploite; ce sont la veuve et l’orphelin, le salarié et le travailleur immigré, l’aveugle et l’estropié ».[8]

Le souci des pauvres – pauvres, entendu donc comme la veuve et l'orphelin, le salarié et le travailleur immigré, l'aveugle et l'estropié –, est d’abord le fait de Dieu. Ils sont les privilégiés de Dieu, non pas en vertu de quelque mérite de leur part qui leur vaudrait la faveur divine, mais simplement parce que le Seigneur est par définition leur défenseur attitré. Le psaume le dit clairement : Dieu est celui qui « rend justice aux opprimés, donne aux affamés du pain, protège l’étranger, soutient la veuve et l’orphelin » (Ps.146, 7-9). D’ailleurs, Jésus n’a-t-il pas eu comme option préférentielle les pauvres ? Il est allé même jusqu’à s’identifier à eux. Il s’est voulu similaire à toute personne humaine, à tous ceux et celles dont les droits fondamentaux ne sont pas respectés : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à Moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). 

En ce qui concerne la juste rémunération, c’est parce que la préoccupation du salarié est un attribut de Dieu qu’elle constitue un devoir pour les gouvernants d’abord, mais aussi pour tout employeur : « N'exploitez personne et ne volez rien; ne gardez pas jusqu'au lendemain le salaire dû à un ouvrier » (Lv. 19, 13).

Aussi, en prenant la défense du travailleur, Dieu ne laisse pas impuni l’employeur injuste. C’est ainsi qu’on peut lire dans le livre de Jérémie ces menaces adressées à ceux qui n’honorent pas leurs engagements envers leurs travailleurs : « Malheur à celui qui fait travailler son prochain sans le payer, sans lui donner son salaire » (Jr 22, 13).

Jésus, en envoyant ses disciples, leur disait : « l’ouvrier mérite son salaire » (Lc 10,7). Et saint Paul affirmait dans sa lettre au Romains : « Celui qui fait un travail, on ne dit pas qu’on lui “en tient compte” pour lui faire une faveur : on lui doit son salaire » (Rm 4,4).

Parmi les multiples composantes du droit à la juste rémunération, nous avons, entre autres, énuméré au chapitre précédent le salaire et le repos. Ces droits étaient déjà reconnus au travailleur dans la tradition biblique. Ainsi, la Bible considère que le salaire et le repos sont des devoirs pour l’employeur envers le travailleur.

Ces enseignements qui relèvent des valeurs judéo-chrétiennes et bibliques, les militants des droits de l’homme, tout comme nos contemporains s’en inspirent et les pratiquent peut-être sans s’en rendre compte. Pourquoi le patronat chrétien catholique du Togo ne ferait-il pas autant ? Si la Parole de Dieu constitue un fondement à la juste rémunération du travailleur, qu’en est-il de l’anthropologie et de la philosophie ?

II.2- Fondements anthropologiques et philosophiques

Les fondements anthropologiques du droit à la juste rémunération sont relatifs à la survie, à l’épanouissement personnel comme familial et au développement tant culturel que social du travailleur. Sur le plan philosophique, il s’agira d’abord de démontrer que le droit à la juste rémunération est un droit naturel, et que, entendu comme tel, il ne saurait être refusé au travailleur. Ensuite, nous présenterons la personne humaine même comme la source fondamentale du droit. Et enfin, le respect de la dignité de la personne humaine constituera le troisième fondement philosophique du droit du travailleur à la juste rémunération.

II.2.1- Les fondements anthropologiques du droit à la juste rémunération

La juste rémunération est ce qui contribue à part inégalable à la survie du travailleur, à son épanouissement  et à son développement.

      II.2.1.1- La juste rémunération et la survie[9]du travailleur

 

« A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain » (Gn.3, 19). L’analyse thématique de ce verset biblique nous permet de décrypter deux affirmations graves : la première est que le travail va toujours de pair avec la fatigue. La seconde, et celle qui nous intéresse ici, c’est que le travail doit procurer à l’homme son pain quotidien. De fait, « à la sueur de ton front » renvoie à l’effort et à la pénibilité liés au travail. Autrement dit, l’homme doit gagner son pain par le travail de ses mains. Pour se maintenir en vie donc, l’homme a besoin des fruits de son travail : les récoltes des champs, le gain de la vente, le salaire. Et puisqu’il s’y épuise, il a besoin de se reposer et de refaire ses forces. Gagner sa vie par son travail revient à dire que le fruit du travail ou sa récompense est indispensable pour que cette disposition pratique soit effective. « Puisque le travail est nécessaire à l’homme pour vivre, écrit Lucien DALOZ, le travail est pour le travailleur la source d’un droit imprescriptible à recevoir un salaire convenable »[10]. Ainsi, la juste rémunération est un droit analogue à la récolte du cultivateur ou au produit de vente du commerçant. Pour confirmer que le refus de payer son salaire au travailleur ou le fait de le sous-payer est blâmable, il est dit ailleurs : « Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des armées » (Jc 5,4).

Pour se maintenir en vie, le travailleur a besoin des moyens matériels. Et c’est surtout et d’abord par le salaire qu’il peut avoir accès à ce dont il a besoin aussi bien pour lui-même que pour ceux dont il a la charge. A ce sujet, le Pape Jean Paul II a bien été formel lorsqu’il écrivait :

« La rémunération du travail demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production ».[11]

C’est pourquoi, la juste rémunération est un droit pour le travailleur et en même temps un devoir pour son employeur.

 

 

II.2.1.2- L’épanouissement personnel et familial

 

Commentant le verset biblique qui recommande à l’homme de se nourrir à la sueur de son font, le Pape Jean-Paul II soutient que le pain quotidien c’est aussi bien la subsistance que tout ce qui contribue à l’épanouissement de l’homme[12]. Par ailleurs, nous disions que l’homme travaille, non pour sa seule subsistance, mais aussi pour son épanouissement. Ainsi, c’est dans son activité que le travailleur développe ses facultés potentielles. Toute personne a en effet, inscrites en elle, dès sa naissance des potentialités. Mais si elle ne les développe pas, celles-ci ne serviront pas. C’est en travaillant que l’on parvient à découvrir ses propres talents latents ; et une fois qu’on s’en aperçoit, on met plus d’accent sur ces derniers en vue de leur déploiement.  Dans le travail, l’on apprend également la vie sociale, l’on apprend à collaborer, à accepter les autres, ou du moins à supporter les différences, ce qui constitue une richesse inouïe.  Et quand le travailleur est épanoui, cet épanouissement rejaillit sur la Nation, en commençant par son entourage immédiat et son cadre de vie que sont la famille et la société. Mais, tout cela demande des moyens que, généralement, le seul salaire ne suffit pas à couvrir. C’est pourquoi la juste rémunération doit comprendre soit « le salaire familial c’est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille, soit d’autres mesures sociales telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer ».[13] En plus de cela, diverses prestations sociales doivent être mises en jeu. Elles ont pour but la promotion de l’épanouissement du travailleur et de sa famille :

« Les dépenses concernant les soins de santé nécessaires, spécialement en cas d'accident du travail, exigent que le travailleur ait facilement accès à l'assistance sanitaire et cela, dans la mesure du possible, à prix réduit ou même gratuitement. Un autre secteur qui concerne les prestations est celui du droit au repos: il s'agit avant tout ici du repos hebdomadaire régulier, comprenant au moins le dimanche, et en outre d'un repos plus long, ce qu'on appelle le congé annuel, ou éventuellement le congé pris en plusieurs fois au cours de l'année en périodes plus courtes. Enfin, il s'agit ici du droit à la retraite, à l'assurance vieillesse et à l'assurance pour les accidents du travail. Dans le cadre de ces droits principaux, tout un système de droits particuliers se développe: avec la rémunération du travail, ils sont l'indice d'une juste définition des rapports entre le travailleur et l'employeur. Parmi ces droits, il ne faut jamais oublier le droit à des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale ».[14]

Par-là, le Pape Jean Paul II insiste surtout sur l’assistance sanitaire, le repos, pris sous toutes ses formes, la retraite, l’assurance vieillesse et pour les accidents de travail ainsi que les lieux et méthodes de travail respectant l’intégrité physique et morale du travailleur qu’il faut tenir comme faisant partie des composantes de la juste rémunération.

Ainsi, la rémunération juste et équitable, dans toutes ses composantes, est indispensable à l’épanouissement du travailleur et de sa famille. Voilà pourquoi, un travailleur mal rémunéré s’épanouira difficilement et cela rejaillira, qu’il le veuille ou non, sur la vie de ceux dont il a la charge. La juste rémunération est donc un facteur déterminant dans l’harmonie et l’épanouissement de la vie du travailleur et de sa famille.

II.2.1.3- Le développement culturel et social

 

La radio, la télévision, l’énergie nucléaire, le voyage dans l’espace, les missiles, les avions à réacteurs, les cerveaux électroniques, le contrôle des micro-organismes, les greffes d’organes, la production à la chaîne, pour ne citer que ceux-ci, constituent les réalisations et les progrès scientifiques, industriels et médicaux de notre temps. Tout cela constitue les fruits des fouilles, des recherches, des sacrifices, des fatigues musculaires et intellectuelles, bref les fruits du travail de l’homme. Aussi, pour être effectif, le développement culturel et social dépend-il de l’engagement de l’homme. Les avantages de ce développement doivent profiter à tous, aussi bien aux consommateurs qu’aux producteurs.

Le développement social, c’est aussi l’essor de la vie conviviale entre tous les  hommes. La convivialité n’est possible que lorsque chacun est à l’aise, lorsque personne n’envie l’autre pour son avoir, lorsque personne n’est privé de ce dont il a droit. Si tout le monde avait ce dont il a besoin pour être épanoui, les hommes s’en voudraient moins et, par conséquent, la vie sociale serait irrépréhensible. Il en va de même pour le développement culturel. La culture, il faut ici l’entendre comme « l’ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer ce sens critique, le goût, le jugement ».[15] Les fruits du travail humain, c’est aussi cela, l’acquisition de nouvelles connaissances. Aujourd’hui, on parle de "culture de masse"[16], car l’esprit humain ne cesse de faire des découvertes resplendissantes. Mais, comme le dit Lucien DALOZ,

« La production est orientée vers le bien de tous, ce bien commun qui, dans la société, permet à chaque personne de trouver les conditions de son épanouissement. Le travail alors soude les hommes non seulement pour une plus grande efficacité dans l’œuvre à accomplir, mais pour un service mutuel. Il devient par là, acte d’amour fraternel. La finalité du travail n’est, en dernier ressort, ni la production, ni l’œuvre à accomplir. Celle-ci ne trouve sa justification que dans son utilité réelle à la communauté humaine. C’est d’après cette utilité que peuvent se déterminer les priorités, que doivent s’accomplir les reconversions nécessaires. C’est elle aussi qui permettra de fixer dans la justice la rémunération du travail ».[17]

Le droit du travailleur à la juste rémunération trouve son fondement dans les exigences mêmes de la vie humaine qui n’est pas statique. Elle est appelée à évoluer, à avancer et à acquérir de nouvelles performances par le travail. Voilà des raisons de plus pour que le travailleur soit rémunéré de façon juste. Ces raisons sont loin d’être les seules qui parlent en faveur des travailleurs. C’est pourquoi, nous allons à présent interroger les philosophes pour savoir l’ascendance qu’ils donnent au droit à la juste rémunération du travailleur.

II.2.2- Les fondements philosophiques[18] de la juste rémunération

 

Le droit à la juste rémunération est un droit naturel. Il a pour source la nature humaine et se base sur la dignité de cette nature.

II.2.2.1- Le droit à la juste rémunération, un droit naturel

 

La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 stipule en son article 23 :

« Toute personne a droit au travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage, à un salaire égal pour un travail égal, à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et de s'affilier à un syndicat ».

Ainsi, parmi les droits de l’Homme, se trouve celui au travail et aux droits qui y sont liés. Aussi, le droit à la juste rémunération fait-il partie des droits de l’Homme comme l’entend la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Mais, quel sens donne-t-on au droit de l’Homme ? Dans la proclamation de Téhéran, adoptée par la Conférence Internationale des Droits de l'Homme qui s'est tenue en Iran en 1968, il est reconnu que :

« La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme exprime la conception commune qu'ont les peuples du monde entier des droits inaliénables et inviolables inhérents à tous les membres de la famille humaine et constitue une obligation pour les membres de la communauté internationale ».[19]

Le droit à la juste rémunération est donc un droit inaliénable et inviolable inhérent à tous les membres de la famille humaine et constitue une obligation pour les membres de la communauté internationale. Pour ainsi dire, ce droit est lié à la nature même de la personne humaine. En d’autres termes, c’est un droit naturel. Autrement dit, l’homme porte en lui-même les principes du droit à la juste rémunération, principes que toute autre législation humaine doit respecter. La juste rémunération est donc ce qui répond à l’être humain dans l’effort de réalisation de soi. Il préexiste à toute norme, à tout travail de juriste. Son caractère obligatoire veut dire que le juriste, l’Etat et les employeurs doivent se conformer à ce droit naturel. Ainsi, pour qu’il y ait justice entre le travailleur et l’employeur, cette caractéristique doit être le point de départ dans tout contrat de travail. La Doctrine sociale de l’Eglise dit à cet effet :

« Le simple accord entre travailleur et employeur sur le montant de la rémunération ne suffit pas à qualifier de ‘juste’ le salaire concordé, car celui-ci "ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier"[20] : la justice naturelle est antérieure et supérieure à la liberté du contrat ».[21]

En fin de compte,  le travailleur doit normalement jouir du fruit de son travail sans en être empêché par quelque loi que ce soit ou quelque autorité que ce soit, car il s’agit d’un droit naturel.

II.2.2.2- La nature humaine comme source du droit à la juste rémunération

 

Chez Locke comme chez Hobbes, la théorie des droits « procède par rationalisation mythique de l'origine. Elle projette dans le passé abstrait de l'état de nature, passé hors histoire, la recherche d'une norme primordiale en elle-même intemporelle quant à la composition du corps politique ».[22] On peut qualifier cette démarche de cognitive-descriptive. Les droits, dans cette optique, sont ce que tous les hommes sont censés posséder au seul motif qu'ils sont des hommes. Autrement, l'individu tient ses droits imprescriptibles de l'état de nature, comme autant d'attributifs constitutifs de son être. C'est la légitimation classique par la nature humaine.

Cette légitimation apparaît clairement dans les grands textes fondateurs. La Déclaration d'indépendance américaine déclare que tous les hommes ont été créés égaux, qu'ils sont pourvus par leur Créateur d'un certain nombre de droits inaliénables. La Déclaration universelle de 1948 proclame dès son art. 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience ». C'est parce qu'ils sont naturels et innés que ces droits sont inaliénables et imprescriptibles.

De nombreux défenseurs de l'idéologie des droits s'en tiennent à ce raisonnement. Francis FUKUYAMA, par exemple, affirme :

« Toute discussion sérieuse sur les droits de l'homme doit se fonder en dernière instance sur une vision des finalités ou des objectifs de l'existence humaine qui, à son tour, doit presque toujours se fonder sur une conception de la nature humaine[23]. Selon lui, seule l'existence d'une unique nature humaine partagée par tous les habitants du monde peut fournir, au moins en théorie, un terrain commun pour fonder des droits de l'homme universels ».[24]

C'est pourquoi, il reste partisan d'un recours au langage des droits, celui-ci étant « plus universel et plus facilement compris ».[25] Il ajoute que le discours des droits vaut parce que tous les hommes ont les mêmes préférences, ce qui montre qu'ils sont « en fin de compte fondamentalement les mêmes ».[26]

La nature humaine elle-même est ce qui fonde et donne aux droits de l’homme leur légitimité. Ainsi, le droit à la juste rémunération du travailleur y trouve aussi son fondement car il est aussi un droit de l’homme, un droit naturel. Et comme les droits naturels obligent par nature, il ne serait donc pas raisonnable, ni moral de priver le travailleur de sa rémunération. Lorsque le droit naturel est piétiné, c’est la dignité de la personne humaine elle aussi qui est piétinée. Qu’en est-il alors de la  dignité de la personne humaine ?

II.2.2.3- La dignité de la personne humaine comme fondement du droit à la juste rémunération.

 

La notion de dignité est équivoque. En effet, le mot dignité, absent des Déclarations des droits de 1776 et 1789, figure au préambule de la Déclaration universelle de 1948, qui évoque expressément « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ».[27] Cette dignité est évidemment le propre d’une humanité abstraite. Elle « se rattache toujours à l’humanité intrinsèque affranchie de toute règle ou norme imposée socialement »[28], écrit Peter BERGER.

Dans son acception actuelle, le terme possède une certaine résonance religieuse. L'idée d'une dignité égale en tout homme n'appartient en effet ni au langage juridique ni au langage politique, mais au langage moral. Dans la tradition biblique, la dignité a un sens précis : « elle élève l'homme au-dessus du reste de la création, elle lui assigne un statut spécial. Elle le pose, en tant que seul titulaire d'une âme spirituelle, comme radicalement supérieur aux autres vivants ».[29] Elle a aussi une portée égalitaire, puisque nul homme ne saurait être regardé comme plus ou moins digne qu'un autre. Cela signifie que la dignité n'a rien à voir avec les mérites ou les compétences qui sont propres à chacun, mais qu’elle constitue déjà un attribut de la nature humaine. Cette égalité est mise en rapport avec l'existence d'un Dieu unique, Créateur de tout ce qui existe.

Tout compte fait, quelle que soit l’origine de la dignité humaine, c’est un fait qu’elle est reconnue par beaucoup comme faisant partie des caractéristiques de l’homme. C’est ainsi que certains en ont fait le fondement des droits de l’homme.

Définissant en effet, comme juste toute action « qui peut faire coexister la liberté de l'arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle[30], Kant fait de la liberté le seul « droit originaire qui appartienne à tout homme en vertu de son humanité ».[31] Dans cette optique, l'essence pure du droit réside dans les droits de l'homme, mais ceux-ci ne se fondent plus sur la nature humaine, mais sur la dignité. Respecter la dignité de l'homme, c'est avoir des égards pour la loi morale que toute personne porte en elle.

« L'humanité elle-même est une dignité, écrit Kant, car l'homme ne peut être utilisé par aucun homme – ni par d'autres, ni même par lui – simplement comme moyen, mais il faut toujours qu'il le soit en même temps comme une fin, et c'est en cela précisément que consiste sa dignité, grâce à laquelle il s'élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des êtres humains et qui peuvent en tout état de cause être utilisés, par conséquent au-dessus de toutes les choses ».[32]

Bien d’autres auteurs se sont inscrits dans cette vision kantienne qui veut que la dignité de l’homme soit le fondement de ses droits. Ainsi, « on sait que les théoriciens modernes des droits de l'homme, même lorsqu'ils ne se réfèrent pas explicitement à la philosophie de Kant, en font toujours grand usage ».[33] C’est donc dans ce sens que Pierre Manent renchérit sur l’idée de Kant en rappelant :

« A l’origine, les droits de l'homme sont les droits naturels de l'homme, ceux qui sont inscrits dans sa nature élémentaire [...] La dignité humaine, en revanche, se constitue, selon Kant, en prenant une distance radicale ou essentielle par rapport aux besoins et désirs de sa nature ».[34]

Le fondement que propose Kant est en effet une théorie déontologique, c'est-à-dire qu'elle ne dépend d'aucune proposition substantielle concernant la nature humaine ou les finalités humaines qui découleraient de cette nature, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, mais bien de la dignité de la personne. Ainsi, pour que la dignité du travailleur soit respectée, il lui faut obtenir de son travail un salaire équivalent.

Le caractère naturel du droit à la juste rémunération, la personne humaine comme source du droit et le devoir de respecter la dignité de l’homme constituent les fondements du droit de l’homme, et par voie de conséquence, ceux du droit à la juste rémunération. Que peut-on en dire sur les plans éthico-social et juridique ?

II.3- Fondements éthico-sociaux et juridiques

Il s’agit d’une part, de comprendre que la propriété et la destination universelle des biens occupent une place de choix en éthique sociale. De ce fait, on ne saurait parler des fondements éthico-sociaux du droit à la juste rémunération du travailleur sans prendre en considération ces deux éléments. D’autre part, pour trouver les fondements juridiques du droit du travailleur à la juste rémunération, il faut se référer au fait qu’il est lié à la personne humaine en tant que principe, sujet et fin du droit à la juste rémunération.

II.3.1- Les fondements éthico-sociaux de la juste rémunération.

 

La juste rémunération est une condition sine qua non pour l’acquisition d’une propriété privée. Elle est aussi l’expression même de la destination universelle des biens de la terre.

II.3.1.1- La condition du droit à la propriété privée

 

La Déclaration américaine des Droits de l’homme de 1776 établit la propriété privée comme faisant partie des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme »[35] et précise que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment… »[36]. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ratifie : « Toute personne a droit à la propriété »[37]. Du point de vue du droit, la propriété est donc reconnue comme un droit fondamental, lié à l’individu et à sa liberté, qui a un caractère absolu.

La réflexion sur la propriété s’appuie fondamentalement sur les exigences liées à la vie de l’homme. Le travailleur a en effet, besoin d’avoir accès à un certain nombre de ressources « qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel ».[38] Le droit de propriété est donc une condition de la vie digne de l’homme, et cela à plusieurs niveaux.

Le Père Roger BAUDOIN écrit à cet effet :

« Au niveau le plus élémentaire, la vie de l’homme suppose la possibilité de disposer des biens nécessaires à sa subsistance et à celle de sa famille. L’homme a donc un droit d’appropriation qui est fondé sur le devoir qu’il a de conserver sa vie. Cependant l’appropriation des biens nécessaires à la subsistance n’est pas suffisante pour permettre à l’homme de mener une vie réellement humaine : pour que sa liberté ait un contenu réel, il faut qu’il soit affranchi de la précarité de celui qui est tenu de trouver chaque jour les moyens de sa survie ».[39]

Le droit de propriété privée s’étend ainsi aux moyens qui permettent à l’homme de construire et d’assurer durablement son avenir et, partant, de donner une réelle consistance à sa liberté. Pour l’Église[40] comme pour Locke[41], la légitimité de la propriété est fondée dans la nature de l’homme, être raisonnable et libre. Ce fondement dans la nature de l’homme appelle deux remarques. Étant fondé au plan de la nature, le droit de propriété est d’un ordre supérieur aux dispositions d’ordre politique que les hommes instituent. Il s’impose donc à tous les États qui ne peuvent légitimement le remettre en cause.

Pour réaliser ce droit qui lui incombe, à savoir se faire une propriété privée en vue de pouvoir jouir de sa liberté, le travailleur n’a aucune autre ressource aussi légitime que sa rémunération. C’est pourquoi, le priver de son dû, reviendrait à lui refuser aussi le droit à la propriété. Car, « la rémunération doit enfin permettre au travailleur de se constituer un patrimoine ou d’accéder à la propriété ».[42] Ainsi, la rémunération constitue la voie royale pour l’employé de se faire une propriété. Aussi rémunération et propriété s’appellent et s’interpellent-elles si bien qu’elles semblent même être indissociables. A cet effet, le pape Pie XII disait : « nombreux sont les facteurs qui doivent contribuer à une plus grande diffusion de la propriété, mais le principal sera toujours le juste salaire ».[43] Toutefois, le droit à la propriété mérite d’être réglementé : c’est le principe de la destination universelle des biens qui l’équilibre.

II.3.1.2- L’expression de la destination universelle des biens[44]

 

Mais, la propriété saurait-elle s’exprimer de façon purement individualiste et d’usage exclusif ? La réponse de Pierre BIGO nous éclaire mieux. Selon lui, en effet :

« La propriété se définit comme un pouvoir. Elle ne peut se définir comme un usage. Car les choses restent communes quant à l’usage, et de ce point de vue, elles ne peuvent être possédées en propre…. L’affectation à l’usage privé ne pourra se faire que par la médiation d’une décision du propriétaire reposant sur un jugement distributif ».[45]

Ailleurs, il postule quatre (4) principes fondamentaux pour définir la propriété et en donner les limites :

« Quatre principes fondamentaux définissent la propriété dans cette conception, qui vont à l’encontre de toutes les idées reçues : 1- La propriété privée n’est pas un droit premier…..  2- La propriété n’entraîne pas de soi l’affectation du bien possédé à l’usage du possédant : la propriété est une intendance. 3- La propriété n’est pas concevable hors du cadre institutionnel qui la limite et l’ordonne à sa  fonction sociale. 4- La propriété doit être largement diffusée ».[46]

Cela implique que le droit à la propriété doit tenir compte de la destination universelle des biens. Le principe de la destination universelle des biens dérive à la fois de la création et de la fin qu’est l’accomplissement personnel dans la communion. Les biens possédés par les hommes contiennent des ressources matérielles que les hommes n’ont pas créées, mais qui ont été créées par Dieu pour l’usage commun selon le besoin de chacun.

« L’homme les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de la production… tout lui est principalement donné par la "nature", autrement dit, en définitive, par le Créateur ».[47]

Ces biens étant confiés en commun aux hommes, nul ne peut se les approprier sans référence aux autres. En outre, la justification par l’accomplissement de la personne légitime l’appropriation seulement pour ce qui est effectivement nécessaire à cet accomplissement et, étant valable pour tous et liée à la communion, elle impose que chacun puisse disposer des biens nécessaires à son accomplissement. Ainsi, outre que le travailleur a droit au fruit de son travail, il doit être rémunéré parce que les biens de la terre appartiennent par nature à tous. C’est au nom de cette justice du tout par rapport à la partie que le juste salaire ne peut descendre en dessous d’un minimum décent.

L’acquisition d’une propriété privée et l’expression de la destination universelle des biens constituent les arguments éthico-sociaux qui fondent le droit du travailleur à la juste rémunération. Peut-on trouver des fondements juridiques au droit à la juste rémunération ?

II.3.2- Les fondements juridiques de la juste rémunération

 

« La personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions ».[48] Le travail et la juste rémunération font partie de ces institutions qui doivent avoir la personne humaine comme principe, sujet et fin. En quoi donc la personne humaine est-elle au centre de ce droit du travailleur ?

 

II.3.2.1- La personne humaine comme principe du droit à la juste rémunération

 

Le principe d’une chose est sa « cause première, à la fois active et primitive, sa cause originelle ».[49] Parler donc du principe du droit à la juste rémunération revient à rechercher ce qui en est la cause première et originelle. Or, on ne peut parler de droits sans l’homme. En réalité, le  but d’un droit est de servir l’homme si bien que, lorsque ce droit vient à manquer à cette tâche, il n’a plus de sens. Ainsi, l’homme est le principe du droit. De même, le droit du travailleur à la juste rémunération a pour principe la personne humaine. C’est dans ce sens qu’il convient de comprendre le mot de Jacques D. LONGA, selon lequel « c’est l’homme qui donne au droit sa raison d’être et son expression. En lui, le droit trouve son vrai visage… l’homme contient en lui tous les principes du droit ».[50] C’est pourquoi, il se remarque que tous les hommes ont en eux un certain discernement entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste et une certaine inclination à faire le bien et à éviter le mal, même si on ne parvient pas toujours à le concrétiser. Le droit à la juste rémunération par exemple, vise à donner au travailleur son droit de vivre dignement, de pouvoir s’entretenir, prendre soin des siens et s’épanouir aussi bien socialement que culturellement. C’est grâce aux fruits de son travail et à tout ce que celui-ci lui donne comme droits que le travailleur parvient à assurer son autonomie et à épargner. Parce que le droit à la juste rémunération est naturel, immuable et, par principe, inaliénable, nous osons dire que ce droit est dans la personne humaine même. Ainsi, le respecter revient simplement à se conformer à la nature de l’homme et à ses lois.

II.3.2.2- La personne humaine comme sujet du droit à la juste rémunération

 

Les droits du travailleur, comme déjà dit, en filigrane, n’ont pas les mêmes valeurs. Il y en a qui sont naturels et dont la négation entame gravement la dignité  de la personne humaine. Il y en a qui ont été voulus et institués par la société elle-même. Ces derniers sont dits institutionnels. Il s’agit, dans le cas de la rémunération, des avantages sociaux qui sont alloués au travailleur. Ils ne s’imposent pas d’eux-mêmes. Mais, c’est la société qui a trouvé le besoin de les instituer afin de remédier aux insuffisances du salaire net. C’est bien de ceux-ci que nous voulons parler en prenant l’homme comme le sujet des droits du travailleur.

En effet, l’homme est sujet du droit, en ce sens que c’est lui qui en est le créateur. C’est en se basant sur l’expérience de la vie quotidienne que l’on en est venu à concéder certains droits au travailleur. Entre autres, nous pouvons citer les allocations familiales en vue de l’éducation des enfants et le droit de syndiquer pour la défense des intérêts des travailleurs.

Par ailleurs, l’homme est sujet des droits du travailleur en ce sens qu’il doit se soumettre aux normes qu’il s’est prescrites. Le droit de l’un devient le devoir de l’autre. Aussi, celui qui jouit de ses droits est-il tenu, dans une certaine mesure, de bien les assumer. Le travailleur qui perçoit les allocations familiales, par exemple, doit les utiliser de manière appropriée. « Finalement, si l’homme est le créateur du droit, le fondement formel de ce complexe de lois que les hommes se donnent ou peuvent se donner, c’est la raison humaine. Cette raison humaine est en l’homme la raison divine, la loi éternelle ».[51] Et pour cela même, la loi positive est à respecter.

Si le droit surgit de la personne humaine elle-même et de son existence, l’homme ne fait que tenir parole en se soumettant aux normes et aux règles de vie de comportement qu’il s’est données.

II.3.2.3- La personne humaine comme fin du droit à la juste rémunération

 

Nous entendons par fin des droits du travailleur, ce vers quoi ils tendent. L’homme en est la fin parce que la vie humaine – même si elle est individuelle - est surtout une vie sociale. Et, à juste titre, les droits du travailleur permettent-ils à celui-ci de bien vivre et de bien vivre avec les autres. Ces droits visent à ce que le travailleur se sente à l’aise dans la société et dans son travail. L’homme est un animal politique, selon l’expression d’Aristote, et toute l’éducation vise à ce qu’il puisse vivre pleinement cette vie en société. La division du travail, au lieu de diviser les hommes, confirme, au contraire, que personne ne se suffit seul. Cela signifie aussi que dans la société, on a besoin des différents corps de métiers pour qu’ils se complètent réciproquement. La vie sociale n’est pas « pour l’homme quelque chose de surajouté : aussi, c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation ».[52] Par ailleurs, dans la dynamique religieuse, la fin dernière de l’homme c’est la vie en Dieu. Or, personne ne saurait bien vivre et parvenir à la perfection sans le minimum vital, lequel, pour le travailleur, ne s’acquiert que par le truchement de sa rémunération. Donc, le droit à la juste rémunération du travailleur participe à la réalisation de sa fin dernière, « à la destinée spirituelle de la personne ».[53]

 Dire donc que la personne humaine est le principe, le sujet et la fin du droit du travailleur à la juste rémunération, c’est faire voir qu’en fin de compte, ce droit est lié à la nature humaine ; c’est dire que c’est l’homme même qui est le droit. Respecter les droits du travailleur reviendrait donc à honorer la personne humaine. Voilà pourquoi nous soutenons que la personne humaine comme est le fondement des droits du travailleur.

 

Conclusion

 

« Les droits de l’homme ont été proclamés, dès l’origine, comme des évidences. Le mot "évidence" ne se trouve pas dans la Déclaration de 1789, ni dans celle de 1948, mais dans la Déclaration américaine du 4 juillet 1776 »[54], à laquelle toutes les autres ressemblent plus ou moins. Or, une évidence ne se discute pas ou ne se discute plus. C’est ce qui n’a pas d’ascendance, pas de généalogie. Pourtant, les droits de l’homme dont le droit à la juste rémunération ne sont pas nés ex nihilo. C’est, sans doute, qu’ils ont quand même ce sur quoi ils se fondent, sans quoi on s’expose à de regrettables contre-sens, ce qui limiterait fortement leur portée. Ils deviendraient du coup des conséquences sans prémisses. En fait, les droits de l’homme renvoient aux exigences indispensables à la vie de l’être humain. La sauvegarde et le maintien de la dignité humaine constituent le double noyau de base des droits de l’homme, car ce n’est que par leur intermédiaire que seront assurées les multiples dimensions de la vie humaine, dimensions qui assurent toute la réalisation intégrale de l’être humain. Le droit à la juste rémunération y trouve aussi sa justification, étant donné qu’il fait partie des droits de l’homme. C’est ce que nous avons essayé de démontrer en nous basant sur la tradition biblico-théologique, l’anthropologie et la philosophie, l’éthique sociale et le droit. Il en est ressorti que le droit à la juste rémunération est un droit naturel et qui oblige par conséquent. Il a pour base la personne humaine et la quête de son bien-être. Ainsi, c’est un devoir pour l’employeur de rémunérer le travailleur de façon juste pour lui permettre de se faire une propriété, de se rendre autonome et de pouvoir subvenir aux besoins de ceux dont il a la charge.

Si la juste rémunération a des fondements aussi solides comme nous venons de les mentionner, et que malgré cela elle n’est pas respectée, il convient de chercher les voies et moyens pour qu’elle soit appliquée de façon juste. C’est pourquoi, dans le chapitre qui suivra, nous nous attellerons à faire des propositions en vue de juguler les problèmes de la mauvaise rémunération dans le monde chrétien catholique du travail au Togo.



[1] Jacques Danka LONGA, op. cit., p. 41.

[2] www.dreuz.info,  in Les droits de l’homme sont issus de la tradition biblique, par Alain René Arbez, consulté ce lundi, 04 février 2013, à 9h 45mn.

[3] Selon la Version électronique de La Bible des Peuples, « les dix commandements (ou décalogue) doivent se concrétiser dans la vie des hommes. Lorsque les Israélites se sont installés en Palestine et sont passés d’une vie de bergers nomades à celle d’agriculteurs, ils ont rédigé un code de lois que nous trouvons du chapitre 20.22 au chapitre 23.19. On l’appelle “le Code de l’Alliance” : il a peut-être été solennellement adopté par les douze tribus quand elles ont répondu à l’appel de Josué pour renouveler l’Alliance avec Yahvé (voir Josué 8.30). Par ailleurs, on peut noter qu’Israël a augmenté les peines contre celui qui tue son prochain (Genèse 4.15 et 9.15). La foi en Dieu amène à respecter et protéger la vie humaine. Elle juge facilement la société de consommation, dite libérale, qui ne respecte guère la vie là où l’argent manque : et ne parlons pas de l’avortement ni du mépris de la famille nombreuse. Aussi, en présentant ce code, adapté à une société primitive, la Bible nous invite à promouvoir des lois adaptées à notre société industrielle, mais inspirées de l’esprit de solidarité et du respect de l’homme. L’Église n’a pas à résoudre les problèmes complexes de notre temps, mais elle peut redire les principes généraux d’une vie conforme à la volonté de Dieu, en les adaptant à la société actuelle. Elle le fait parce qu’elle a une vision totale de l’homme.

[4] Selon www.micheline.com, consulté ce dimanche, 03 février 2013, à 11h 30mn, le Code d'Hammourabi est l'une des plus anciennes lois écrites trouvées. Il fut réalisé sur l'initiative du roi de Babylone, Hammourabi, vers 1730 avant Jésus Christ.  Ce texte ne répond pas à l'acception légaliste du droit (Code civil français), mais correspond plutôt au droit jurisprudentiel (Common law) : il recense, sous une forme impersonnelle, les décisions de justice du roi. L'utilité du Code d'Hammourabi est de fournir des exemples de la sagesse du roi, servant aux générations à venir. Le Code d'Hammourabi fut gravé dans un bloc de basalte et fut placé dans le temple de Sippar, plusieurs autres exemplaires furent également placés à travers tout le royaume. Le but de cela était d'homogénéiser le royaume d'Hammourabi. De cette manière, il pouvait garder plus facilement le contrôle de son royaume en faisant en sorte que toutes les parties aient une culture commune. Le Code d'Hammourabi se présente comme une grande stèle de 2,25 mètres de haut et de 1,9 mètre de diamètre, en basalte. La stèle est surmontée par une sculpture représentant Hammourabi, debout devant le dieu du Soleil de Mésopotamie, Shamash. En-dessous est inscrit, en caractères cunéiformes akkadiens, un long texte comprenant un ensemble de décisions de justice compilées.

[5] Cf. Version électronique de La Bible des Peuples, commentaire sur le Décalogue.

[6] www.portstnicolas.net, B. CHENU, dans l’article Fondements bibliques des Droits de l’homme, in Christianisme et droits de l’homme, consulté ce mardi, 05 février 2013 à 21h 11.

[7] Théologiens du Tiers-Monde, Déclaration des théologiens du Tiers-Monde, New-Delhi, 1983, n° 52.

[8] www.dreuz.info, Alain René ARBEZ, article 1856, Fondements bibliques des Droits de l’homme, consulté ce lundi, 04 février 2013.

[9] Vue la polysémie du vocable survie, nous précisons que nous l’utilisons ici dans le sens du maintien de la vie.

[10] Lucien DALOZ, "Soumettez la terre…", le travail et l’homme d’aujourd’hui, éd. Ouvrière, Paris, 1964, coll. « Sacerdoce et laïcat », p. 57.

[11] Jean Paul II, Lettre encyclique Le travail humain, éd. Cana et du Cerf, Paris, 1981, n°19.

[12] Jean Paul II, op. cit., n°1.

[13] Jean Paul II, idem, n° 19.

[14] Jean Paul II, op. cit, n° 19.

[15] Cf. Dictionnaire Le Grand Robert, op. cit.

[16] Pour Dominique KALIFA, Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris-I, codirecteur du Centre d'histoire du XIXe siècle, la culture de masse est « l'ensemble des productions, des pratiques, des valeurs modelées par les agents de l'industrie culturelle ». Cf. http://www.scienceshumaines.com, consulté ce lundi, 15 avril 2013 à 10h 05.

[17] Lucien DALOZ, op. cit, p. 59.

[18] L’un des principes de la philosophie, c’est qu’il n’y a pas de vérité apodictique, c’est-à-dire une conclusion  nécessairement vraie, dont le contenu ne peut être mis en doute par aucun moyen ni par personne. Et cela se vérifie aussi lorsqu’il faut aborder la question des fondements philosophiques des droits de l’homme – et par ricochet, ceux du droit à la juste rémunération –. En effet, écrit Alain de Benoist, « lorsque l ’Unesco eut décidé, en 1947, de lancer une nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme —celle-là même qui allait être solennellement proclamée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations-Unies —, ses dirigeants entreprirent de procéder à une vaste enquête préalable. A l’initiative notamment d’Eleanor Roosevelt, un comité international fut constitué afin de recueillir l’opinion d’un certain nombre d’« autorités morales ». Environ 150 intellectuels de tous les pays se virent ainsi demander de déterminer la base philosophique de la nouvelle Déclaration des droits. Cette démarche se solda par un échec, et ses promoteurs durent se borner à enregistrer des divergences inconciliables entre les réponses obtenues. Aucun accord n’ayant pu se dégager, la commission des droits de l’homme de l’ONU décida de ne pas publier les résultats de cette enquête ». Cf. www.alaindebenoist.com, consulté ce lundi, 04 février 2013 à 14h 36.

Les fondements philosophiques ici retenus concernent les droits de l’homme en général. Ces fondements sont ceux qui sont partagés par la grande majorité des chercheurs. Le droit à la juste rémunération, étant l’un des droits de l’homme, ne saurait avoir de fondements philosophiques autres que ceux ici avancés. Ainsi, nous les trouvons légitimes et les proposons du coup, comme de vraies sources qui fondent le droit du travailleur à la juste rémunération.

[19] Cf. www.pdhre.org, article Déclaration universelle des droits de l'homme DUDH, consulté ce mardi, 05 février 2013 à 14h 52.

[20] Léon XIII, RN, n° 131.

[21] Conseil pontifical "Justice et Paix", Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, op. cit., p.189.

[22] Marcel GAUCHET, Les tâches de la philosophie politique, in La Revue du MAUSS, 1er sem. 2002, p. 288.

[23]  Francis FUKUYAMA, Natural Rights and Natural History, in The National Interest, été 2001, p. 19.

[24] Idem, p. 24.

[25] Ibidem, p. 27

[26] Francis FUKUYAMA, op. cit, p. 30.

[27] Cf. Département de l’information des Nation unies, Préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

[28] www.alaindebenoist.com,  Alain de BENOIST in Les droits de l’homme à  la recherche d’un fondement, consulté ce lundi, 04 février 2013 à 14h 46.

[29] Cf. Alain Goldmann, « Les sources bibliques des droits de l'homme », in Shmuel Trigano (éd.),

Y a-t-il une morale judéo-chrétienne ?, In Presse, 2000, pp. 155-164.

[30] Emmanuel KANT, Métaphysique des mœurs, vol. 2, Doctrine du droit, doctrine de la vertu, Flammarion, Paris, 1994, p.17.

[31] Ibid.

[32] Ibidem,  p. 333.

[33] www.alaindebenoist.com,  Alain de BENOIST in Les droits de l’homme à  la recherche d’un fondement, op. cit.

[34] Pierre MANENT, « L'empire de la morale », in Commentaire, automne 2001, p. 506.

 

[35] Déclaration américaine des Droits de l’Homme de 1776, art. 2.

[36] Idem, art 17.

[37] Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, art. 17.

[38] Documents du Concile Vatican II, G.S. n° 67, Editions Saint-Augustin Afrique, 2ème édition, Lomé, 2000.

[39] www.doctrine-sociale-catholique.fr, Roger BAUDOIN, in article Propiété, consulté ce mardi, 05 février 2013 à 16h 37.

[40] Cf. notamment Rerum Novarum de Léon XIII et Quadragesimo Anno de Pie XII.

[41] John LOCKE traite de la propriété dans son Traité du gouvernement civil, Garnier-Flammarion, Paris, 1992.

[42] Henri ROLLET, Le travail, les ouvriers et l’Eglise, op. cit., p. 66.

[43] Pie XII, Discours aux travailleurs d’Espagne, 11 mars 1951, cité par Henri ROLLET, op. cit, p. 67.

[44] Lucien DALOZ, (dans "Soumettez la terre…", le travail et l’homme d’aujourd’hui, op. cit.)relève deux conceptions également erronées de la rémunération du travail : la première consisterait à dire que le travail est le seul fondement du droit sur les biens fabriqués. Les travailleurs revendiqueraient alors pour eux tout le produit du travail. (…) Il serait également injuste de calculer la part du revenu national à attribuer à un homme, en prenant comme unique critère la plus-value que son travail confère à un objet. Ce serait ne considérer le travail que comme une marchandise qu’on paie à son prix en oubliant la personne du travailleur et les besoins auxquels elle doit satisfaire. (P. 111).

[45] Pierre BIGO, La doctrine sociale de l’Eglise, Recherche et dialogue, 2ème édition augmentée et mise à jour, Presses universitaires de Paris, 1966, p. 40.

[46] Pierre BIGO, L’Evangile, avenir de la conscience humaine, Ed. François-Xavier de Guibert, Paris, 1995, p.100

[47] Jean Paul II, op. cit, n° 12

[48] Documents du Concile Vatican II, G.S, n° 25, §1, op. cit., p. 308.

[49] Cf. Version électronique du dictionnaire Le Grand Robert, op. cit.

[50] Jacques Danka LONGA, op. cit,  p. 53.

[51] Jacques Danka LONGA, op. cit, p. 54.

[52] - Documents du Concile Vatican II, G.S, n°25.

[53] Lucien DALOZ, op. cit., p. 105.

[54] Maurice DUVERGER, Constitutions et documents politiques, Paris, PUF-Thémis, 1960, p.299.



19/06/2013
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