surgeetambula Marc KOLANI

ORA ET LABORA

Tout homme est obligé au travail, soit manuel, soit intellectuel. S’il n’y est pas contraint par la nécessité, pour sa subsistance et celle des siens[1], il y est tenu parla vertu de la charité, c’est-à-dire, la sollicitude envers le prochain plus pauvre, auquel le Seigneur commande de donner à manger et à boire, d’offrir des vêtements, un accueil, des soins et une compagnie[2]. Tous doivent travailler comme l’enjoint la loi naturelle : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder[3]. Le travail s’impose donc non seulement parce que c’est à cette fin que le Créateur a pourvu l’homme de mains et d’intelligence, non seulement parce que le travail est le moyen normal pour garder l’esprit des dangers et l’élever vers les choses plus hautes, mais aussi parce que c’est le moyen par lequel, dans l’ordre naturel et surnaturel, l’humanité doit mettre à la disposition de la Providence divine sa collaboration pour l’accomplissement des œuvres de charité fraternelle. Ainsi, personne n’en est exempté, même pas ceux qui se sont consacrés à la vie contemplative. Car, si c’est un besoin profond pour l’homme de prier, puisqu’il est un être spirituel, c’est aussi une obligation de participer à la création par le travail. Un pédagogue disait aux siens : travaillez comme tout dépendait de vous et priez comme si tout dépendait de Dieu. Cette injonction trouve son écho dans cette autre qu’on attribue à la règle bénédictine : « ora et labora », c’est-à-dire « prie et travail ». Que recouvre exactement une telle pensée qui veut que prière et action aillent de pair ?

 

Historique 

En effet, au temps de saint Benoît – fondateur de l’ordre qui porte son nom–, la vie monastique se focalisait, pour ainsi dire, sur la spiritualité et considérait le travail physique comme dégradant, fidèle à la mentalité ambiante. La règle bénédictine, ramant à contre-courant, redonna sa dignité au travail manuel qui reçoit dans la Règle un statut quasi égal à la lectio divina et à l’office divin. Ce fut une révolution de taille. On y lit en effet au chapitre 48 : « L’oisiveté est ennemie de l’âme. Aussi les frères doivent-ils s’adonner à certains moments au travail manuel et à d’autres heures déterminées à la lecture de la parole divine… Ils sont vraiment moines s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres ».Bien que reflétant l’esprit de la Règle bénédictine, la maxime ora et labora ne s’y trouve pas explicitement. En fait, elle est d’origine récente. D’après Marie-Benoît D. Meeuws[4][], l’expression ‘ora et labora’ a son origine dans un livre sur la vie bénédictine écrit au XIXe siècle par Maurus Wolter, le premier abbé de la nouvelle abbaye de Beuron en Allemagne. Mais alors, qu’est-ce qui motive ce principe combien lapidaire ?

 

Le danger de l’activisme

Le Saint Père, dans un discours de septembre 2006[5], a expliqué tous les dangers que représente l'activisme ou la suractivité. Une suractivité présente chez certains chrétiens et qui, d'une certaine manière, les détourne de la vie de prière, ciment de la foi. L'activisme consiste à s'engager, corps et âme, pour des causes ou des besoins honorables, avec pour conséquence la négligence de la vie de prière au profit du résultat. Vouloir faire bien est louable ! Mais que la cité terrestre ne cherche pas à s’édifier sans Dieu sinon on court droit à la tentation de Babel.C’est bien ce que Maurus Wolter a voulu épargner aux moines de l’abbaye de Beuron ; c’est ce que ce principe veut nous éviter aujourd’hui.

 

 

 

 

Le risque d’une spiritualité motivée par la paresse

Voici une anecdote monastique qui peint bien le paresseux qui trouve refuge dans la prière : Un solitaire vint trouver un abbé, et voyant les moinestravailler, leur demanda : « Pourquoi travaillez-vous ainsi pour une nourriture périssable ? Marie n'a-t-elle pas choisi la meilleure part» ? L’abbé ayant su cela, dit à un de ses disciples : « Donnez un livre à ce frère pour l'entretenir, et conduisez-le dans une cellule ». Ce qui fut fait. L'heure de none étant venue, ce solitaire étranger regardait si l'abbé ne le ferait point appeler pour aller manger; et lorsqu'elle fut passée, il vint le trouver, et lui dit : « Mon père, les frères n'ont-ils point mangé aujourd'hui» ?« si ! », lui répondit le saint homme. « Et d'où vient donc, ajouta ce solitaire, que vous ne m'avez pas fait appeler» ?« Autantque vous qui êtes un homme tout spirituel, qui avez choisi la meilleure part, et qui passez des journées entières à lire, lui repartit le saint, n'avez pas besoin de cette nourriture périssable ; autant, nous qui sommes charnels, nous ne pouvons pas nous passer de manger,ce qui nous oblige à travailler ».Ces paroles ayant fait voir à ce solitaire quelle était sa faute, il en eut regret, en demanda pardon, et se mit au travail.Elle mérite la qualification de paresseuse, toute personne qui, quand bien même, passerait chaque jour à l'église des heures entières, négligerait de se vaquer au travail.

 

Ora et labora

Aujourd’hui, c’est un rappel précieux pour nous qui sommes habitués à tout évaluer à l’aune de la productivité et de l’efficacité. L’homme étant fait de corps, d’esprit et d’âme et ainsi étant un être à la fois sociable et spirituel, doit mettre mêmement en œuvre toutes les prérogatives qui lui sont propres afin de se réaliser. Dans ce sens, l’exemple des saints est très édifiant. Les saints ont fait l’expérience d’une profonde unité de vie entre prière et action, entre l’amour total de Dieu et l’amour des frères. Ainsi, saint Bernard, qui est un modèle d’harmonie entre contemplation et action, dans le De consideratione, insiste justement sur l’importance du recueillement intérieur, de la prière pour se défendre des dangers d’une activité excessive, quelle que soit la condition dans laquelle on se trouve et la tâche à laquelle on s’adonne. Pour lui, trop d’occupations, une vie frénétique, finissent souvent par endurcir le cœur et faire du mal à l’âme (cf. II, 3). Dans la liturgie des heures, l’oraison du jeudi après les cendres nous plonge dans cette logique lorsqu’elle nous fait prier : « Que ta grâce inspire notre action, Seigneur, et la soutienne jusqu’au bout, pour que toutes nos activités prennent leur source en toi et reçoivent de toi leur achèvement ». Le travail est important, mais nous avons aussi besoin de Dieu, de sa lumière. La prière est la respiration de l’âme et de la vie. En faire abstraction, c’est s’exposer au risque de l’activisme. Toutefois, nous osons faire une objection à cette célèbre maxime qui est connue partout dans le monde. Peut-on, rationnellement parlant, passer tout la vie à ne prier et à ne travailler. La vie ne réclame-t-elle pas nécessairement le repos qui a la faculté de refaire l’esprit et le corps ?

 

La limite du principe ora et labora : le repos

Le repos est pour nous aussi indispensable que le labeur et la prière. De même que nous ne devons pas mépriser le travail, nous ne devons, sous aucun prétextemésestimer le repos, car celui de Dieu est notre espérance. Que le Seigneur nous préserve d'entendre les paroles de l'Ecriture: "J'ai juré dans ma colère, tu n'entreras pas dans mon repos". Pourquoi Paul dit-il alors: "Celui qui entre dans le repos de Dieu, se repose de ses oeuvres" ? Y a-t-il d'abord le travail puis le repos comme récompense ? L'Apôtre se réfère à la Genèse: "Et Il se reposa le septième jour de toute son oeuvre qu'Il avait faite". Prenez garde ! N'accueillons pas l'Ecriture selon la lettre, mais suivant l'esprit. Peut-on imaginer en Dieu une variation, peut-on l'imaginer tantôt actif, tantôt se reposant ? Peut-on accepter un Dieu soumis au changement ? En lui, comme dit saint Jacques, il n'est ni changement, ni ombre de variation. Dépend-Il du temps ? Certes, la Genèse nous instruit qu'après six jours, Il se reposa de l'oeuvre qu'Il avait faite. Et pourtant, la Bible entière parle de l'action divine, de son économie pour sauver le monde, aboutissant à l'Incarnation, oeuvre plus admirable que la Création. En quoi le mystère de la Rédemption ressemble-t-il à un repos ? Le Christ, ayant assumé le labeur gigantesque de la Rédemption, nous appelle: "Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et Je vous soulagerai. Mon joug est léger et mon fardeau est doux". Qu'est-ce qu’un "un joug léger" et "un fardeau doux", si ce n'est le travail reposant et le repos actif ? L’importance du repos ayant été relevée, osons une reconstruction "méliorative" du principe : ora, labora et quiescas !

 

Ora, labora et quiescas

La meilleure harmonie de la prière, du travail et du repos ne donnera la santé que si l’homme consacre le temps convenable à chacune de ces dimensions de la vie humaine.Les caractères de ces trois comportements humains sont multiples : d’abord, on peut lier trois états d'âme correspondant à ces trois énergies, l'état actif du travail, passif du repos et vigilant de la prière. En effet, l'homme au travail tend son corps et sa pensée vers la réalisation de son œuvre, qui le manifeste et l'exprime; en repos, il est tendu, recevant les impressions venues du dehors, que ce soit en écoutant la musique ou allongé sur l'herbe, regardant la beauté du ciel, ou en lisant les Saintes Ecritures; enfin, dans la prière, le voici actif et passif, les deux états se rejoignent et sont dépassés dans la vigilance. Il est actif, car, pour prier, l'effort est nécessaire - on "force" la prière, on dirige l'esprit vers Dieu; passif, car la prière est l'oreille du cœur écoutant le mouvement de la grâce - la prière est un abandon à la volonté divine, la coupe recevant la miséricorde. Ensuite, le travail, le repos et la prière peuvent être comparés à trois rapports de deux volontés: celle de Dieu et celle de l'homme. La volonté humaine se révèle, par excellence, dans le travail; en agissant sur la gloire de Dieu, elle prend l'initiative de se charger de cette responsabilité.La volonté divine se découvre surtout dans le repos, à travers la nature ou les paroles sacrées.Les deux volontés s'entrelacent dans la prière, elles forment la synergie, selon l'expression de l'apôtre Paul en son épître aux Romains et la terminologie patristique. "Que ta volonté soit faite", de la prière dominicale, est la parfaite synergie. La prière est un libre et insistant vouloir de l'homme afin que la volonté divine s' "activise" sur la terre comme au ciel. Enfin, la triade "travail, repos et prière" engendre trois groupes de qualités: l'initiative et la responsabilité, la sensibilité et la réceptivité, la vigilance et l'obéissance.Nous entrons en communion avec l'homme par le travail, avec la naturepar le repos, avec Dieu par la prière.L’homme est une totalité âme-esprit-corps. Et il ne fait jamais rien purement avec son esprit sans le concours implicite ou explicite de son corps. Le travail vivant, c’est celui qui engage la totalité de l’homme et non ce qui mobilise une seule de ses facultés.



[1] -Cf. Prov. 6,6-11

[2] - Mt. 25, 35-26

[3] - Gn2, 15

[4] - Cf. l’article Ora et labora de Wikipédia en français sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ora_et_labora.

[5] -ROME, Mardi 12 septembre 2006. CfZENIT.org dans son article Benoît XVI met les prêtres en garde contre « l’activisme»



26/06/2012
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